Carte Chase Sapphire : l’effet Veblen à l’œuvre

La carte Chase Sapphire Reserve semble être un bien Veblen – un produit dont la demande augmente à mesure que son prix grimpe.
Ce concept a été formulé par l’économiste américain Thorstein Veblen dans son ouvrage de 1899, La théorie de la classe de loisir. C’est là qu’il introduit l’expression désormais célèbre de « consommation ostentatoire ».
L’idée est que les gens souhaitent posséder des produits coûteux pour le statut social qu’ils confèrent – pour impressionner leurs voisins, et se flatter eux-mêmes. Veblen l’exprimait élégamment : « La consommation ostentatoire de biens précieux est un moyen pour le gentleman de loisir de se rendre respectable. »
L’effet Veblen fait partie de l’économie comportementale, un courant de pensée qui a gagné en popularité ces dernières années. Veblen est également considéré comme un des fondateurs de l’économie institutionnaliste, qui met l’accent sur le rôle des institutions – lois, coutumes sociales, influences culturelles – dans la formation des comportements économiques.
Comme les économistes comportementaux plus récents, tel le légendaire Daniel Kahneman, Veblen ne croyait pas que les humains agissaient toujours de façon rationnelle. Il soulignait au contraire l’influence des habitudes, traditions et structures de pouvoir sur les résultats économiques.
Sans surprise, Veblen n’était pas un grand fan du capitalisme. Il en était même un critique virulent, dénonçant les dépenses inutiles et les hiérarchies sociales qui accentuent les inégalités dans le capitalisme industriel. Selon lui, ce système ne favorise pas le bien-être collectif.
Dans La théorie de l’entreprise industrielle (1904), il écrit : « Dans le capitalisme, il est toujours rationnel d’obtenir tout gain net possible, quel qu’en soit le coût ou le risque pour le reste de la société. »
Revenons à la carte Sapphire Reserve, émise par JPMorgan Chase (NYSE: JPM). Le mois dernier, sa cotisation annuelle a augmenté pour la première fois en cinq ans – une hausse spectaculaire de 45 %, à 795 dollars. Le public visé est évidemment constitué de personnes très aisées… ou qui souhaitent le paraître – autrement dit, l’effet Veblen en pleine action.
Insensibles aux hausses de tarifs
La plupart des Américains semblent préoccupés par l’inflation. Mais pas ceux situés au sommet de l’échelle sociale – la fameuse classe de loisir de Veblen.
Selon une étude de Bank of America (cité par Bloomberg), 90 % des titulaires de cartes haut de gamme (celles avec des frais annuels de 250 $ ou plus) accepteraient une hausse de 100 dollars sans contrepartie supplémentaire.
Et ils dépensent sans compter. Les 10 % des ménages américains les plus riches (revenus annuels d’au moins 250 000 $) représentent 50 % de la consommation du pays et près d’un tiers du PIB, selon Moody’s Analytics (cité par The Wall Street Journal).
Comme Veblen l’aurait compris, les riches veulent un statut en retour de leurs dépenses. C’est exactement ce que leur offre une carte comme la Sapphire Reserve : accès aux salons d’aéroports, nuitées gratuites à l’hôtel, réservations dans des restaurants haut de gamme, billets pour des événements exclusifs, etc.
Rien que le fait de posséder la carte – symbole d’appartenance à un cercle restreint – procure une forme de satisfaction psychologique. Et certains seront même fiers de le faire savoir. Voilà un effet Veblen classique.
La concurrence observe
Avec cette hausse de tarif, JPMorgan signe sa troisième et plus importante augmentation depuis le lancement de la carte en 2016, alors facturée 450 $. Les concurrents, bien sûr, suivent de près.
Le principal, American Express (NYSE: AXP), propose depuis 1984 sa Platinum Card, pionnière dans le domaine. Une mise à jour est attendue cet automne, avec un tarif annuel qui pourrait dépasser les 795 $ de la Sapphire, selon des analystes cités par The Wall Street Journal.
Amex propose également une carte ultra-exclusive sur invitation seulement, la Centurion (ou carte noire), avec des frais d’entrée d’au moins 10 000 $, et des frais annuels de 5 000 $.
Capital One (NYSE: COF) s’est lancé sur ce segment en 2021 avec sa Venture X, à 395 $ de frais – la version « économique » du luxe. Wells Fargo (NYSE: WFC) envisagerait, elle aussi, de créer une carte haut de gamme.
Thorstein Veblen, sans doute, n’aurait pas été surpris par une telle évolution.